4. Lexicologie : "traire" (v. 3461)

Retracez l’évolution de ce mot du latin au français moderne, établissez ses paradigmes morphologiques et sémantiques en ancien français, et étudiez son sens en contexte.


Le verbe transitif traire - dont on rencontre les graphies trayre, treire ou trere en ancien français - est un terme d'abord courant et aux acceptions nombreuses que l'évolution va progressivement rendre défectif et réduire à un sens spécialisé.

L'ancien français traire est issu du latin classique trăhĕre, ayant probablement transité par le latin populaire *tragĕre.
Le verbe latin est polysémique et d'usage courant : il désigne le fait de "tirer, attirer", "traîner, entraîner" ou, selon le mouvement contraire, "faire sortir, extraire". Il est employé au propre comme au figuré, ce qui lui confère des sens seconds comme "interpréter" ou spécialisés tels que "filer la laine" .

La forme traire est attestée en ancien français au milieu du XI° siècle, et conserve le champ sémantique de l'étymon : elle indique tout mouvement imprimé à l'objet pour le rapprocher du sujet, signifiant "tirer, attirer, retirer, entraîner, arracher" ou évoque un déplacement loin du point de départ au sens de "faire sortir, extraire", "lancer, envoyer" ;  le verbe traire pouvait ainsi être employé que l'on parle de tirer l'épée du fourreau ou de tirer une flèche. En emploi pronominal, traire indique un déplacement du sujet : par exemple, se traire avant, se traire arriere pour "s'avancer", "se reculer".
Une multitude d'emplois figurés enrichissent la définition du verbe comme "produire", "endurer", ainsi que des acceptions spécialisées aussi diverses que "transposer, traduire", "citer en justice" ou "tirer le lait", qui apparaît au XIII° siècle. L'emploi transitif indirect apporte encore d'autres nuances : ainsi traire a signifie "tourner à", traire de "tenir de, ressembler à".
Enfin, traire entre dans la composition de nombreuses locutions médiévales, qu'il y soit entendu au sens propre comme dans traire a chevaus, "faire écarteler par des chevaux", ou au sens figuré : traire a chief pour "mener à bien", traire a guerison, "guérir", traire a garant, "nommer pour garant", traire douleur, "calmer la douleur" ou, à l'inverse traire deul, "avoir du chagrin", mal traire (la locution se lexicalisant en maltraire ou mautraire), "être en peine", traire pénitence, "faire pénitence".
Au vers 3461 du Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, traire est employé transitivement à la troisième personne du singulier, à l'indicatif présent : Yvain "trait le fu d'un caillau bis". Le verbe dénote ici le jaillissement de l'étincelle qui permet d'obtenir le feu ; cette occurrence mobilise donc le second sens étymologique - "faire sortir, extraire" - de manière toutefois figurée car il ne s'agit pas de sortir un objet d'un contenant ou d'extraire un minerai, mais de produire une flamme en utilisant le caillou.

Le paradigme morphologique médiéval de traire est riche, varié et, pour une grande partie, d'usage courant.
Le participe passé substantivé trait est tout aussi fréquent et polysémique que le verbe : il désigne "le fait de tirer vers soi", "la corde, le câble, l'attache" qui permettent de tirer, "la charge" tractée ou portée par un animal - par exemple un cheval de trait - ou "un acte réalisé en un coup", notamment boire un verre. Dans le sens contraire il signifie "le tir", "la portée du tir", par métonymie "le projectile", "la ligne" décrite par celui-ci, par extension "le trait, le tracé, la figure géométrique" et de là "la caractéristique" d'une personne, qu'il s'agisse des traits de son visage ou de ses traits de caractère. Formé de la même manière, le substantif féminin traite est plus rare, ne se développant qu'en moyen français ; il a le sens de "ce que l'on extrait d'un contenant", "l'exploitation" ou peut signifier "la durée", "la série", "l'exemple" ; enfin il peut désigner "le sentier", "la traînée d'une comète", et, en droit, "la poursuite judiciaire".
Traire connaît un grand nombre de dérivés : ainsi atraire qui signifie "attirer" (d'où le sens figuré de "tromper, manipuler, séduire"), "ajouter, rassembler" et dont le participe passé atrait signifie principalement "issu" ou "achevé" en tant qu'adjectif, et, en tant que substantif, "provisions", "préparatifs, intrigue, moyen d'attirer", d'où "attrait, attraction". Abstraire renvoie au mouvement contraire, dans le sens de "retirer", "éloigner, détourner, dissuader" ; retraire couvre le même champ sémantique mais il peut également signifier "revenir, retourner" et "rapporter, raconter". Dans le même ordre d'idées, distraire signifie "détourner, éloigner de". Estraire (refait en extraire au XIV° siècle) hérite des deux sèmes généraux de "attirer, amener" et surtout "tirer, faire sortir", mais dénote spécifiquement le fait de "traduire" un extrait - participe passé substantivé désignant d'abord "ce qui est issu de", et, particulièrement, "un fragment de texte". Detraire exprime quant à lui le fait de "tirailler, arracher, déchirer", de là "torturer, écarteler" et au figuré "calomnier". Enfin, portraire signifie "achever, façonner" et "représenter" ; son participe passé substantivé portrait désigne "la représentation, le dessin, le plan" tout comme portraiture qui disparaît à l'âge classique quand portrait se réduit à son sens moderne de figuration d'un être animé.

Dès l'ancien français, traire et ses dérivés sont fortement concurrencés par tirer et son paradigme morphologique : tirer ne tarde pas à remplacer traire dans la majeure partie de ses acceptions, que ce soit "tirer vers soi", "faire sortir, extraire", "lancer, envoyer", "étirer" (sème présent dans traire employé au sens de "tirer du lait" ou dans des locutions comme traire a chevaus).
Autre synonyme, bien qu'il couvre un champ sémantique moins étendu, sachier a le sens de "tirer, retirer, arracher", et "retenir" quand il s'agit des rênes d'un cheval. Lancier quant à lui signifie "lancer, envoyer", originellement une lance, par extension n'importe quelle arme ou projectile, puis n'importe quel objet voire, au figuré, un être animé (notamment lancer les chiens à la poursuite d'un gibier).
A contrario, l'emploi de traire dans le sens de "tirer le lait" se substitue au verbe moudre.

Le verbe est défectif en français moderne, et ne se maintient que dans cette acception spécialisée, remplacé pour la quasi-totalité de son champ sémantique par tirer dès le moyen français ; la plus grande régularité des conjugaisons des verbes du premier groupe vis-à-vis de celles du troisième n'est certainement pas étrangère à cette substitution.
Certains verbes dérivés de traire subissent le même sort : ainsi attirer se substitue à atraire et retirer à retraire. Detraire et portraire disparaissent sans avoir d'équivalent morphologique formé sur tirer.
En revanche, abstraire, distraire et extraire se sont maintenus en français moderne, tout comme le plupart des substantifs dérivés des verbes du paradigme : trait, retrait, extrait conservent leurs sèmes principaux, et sont d'usage courant ; attrait ne renvoie plus qu'au sens figuré du verbe attraire, "séduire" et portrait ne désigne plus qu'un type particulier de représentation. Enfin, les adjectifs abstrait, distrait et extrait sont, eux aussi, d'emploi fréquent en français moderne.


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Auteur : O. Lanciaux
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